Il y a la quintessence de l’adolescence, l’étincelle dans les yeux, la mèche qui menace constamment de s’allumer pour voir exploser tout ce qui a été l’enfance. Il y a l’innocence qui se transforme, la naïveté qui reste, les dangers qui se multiplient : et au creux des entrailles bouillonne l’envie de grandir un peu trop vite, un peu trop fort. S’ils savaient ce qui les attendaient vraiment. S’ils avaient conscience de la cruauté de ce monde, de la vacuité d’une existence bancale. Ils prendraient le temps d’apprécier le confort de leur jeune âge, les louveteaux, plutôt que de voler vers un soleil qui prendra un malin plaisir à leur brûler les ailes – mais là est le véritable paradoxe du moment entre l’enfance et l’âge adulte. Ils croient tout savoir ; ne savent rien en réalité.

Alors que la lune se lèvera bientôt pour remplacer l’astre solaire, le goulot s’est déjà posé sur les lèvres de Zachariah. C’est excitant, c’est interdit, mais il a l’habitude de transgresser les règles, le Loganach, et son sourire reflète sans mal l’inconscience de la jeunesse. L’alcool, ce n’est rien d’autre que la douce chaleur dans le ventre et la joyeuse indolence de l’ivresse, pas vrai ? Surtout lorsqu’on est en bonne compagnie, et il ne pourrait en espérer une meilleure que celle avec qui il partage ce moment, sa meilleure amie de toujours, Elspeth. Les voilà parti bras dessus, bras dessous, vers la forêt d’Oyckel, sans crainte des terribles rumeurs qui courent à son sujet. Ils sont invincibles, de toute façon – sempiternel sentiment de l’adolescence. Et même s’ils ne l’étaient pas vraiment, serait-ce si terrible que de mourir en cet instant, en ce moment où ils sont si rigoureusement heureux ? Quel avenir leur réserve la vie à Selkirk pour qu’ils aspirent à grandir ? Alors ils glissent à travers les arbres sans se soucier du lendemain, et bientôt, ils sont en compagnie des ombres des aulnes et des grands chênes.

Et ils rient encore et encore, s’amusant, ça, de la forme particulière d’une feuille, là, du bruit étrange qu’émet le vent d’été. Leurs gloussements hébétés s’envolent dans les airs pour se perdre dans les épais feuillages – le son ne parvient pas à franchir la lisière du bois, tant ils sont épais. Et on se passe la bouteille, et on trébuche pour mieux se relever l’instant d’après. Bientôt, la bouteille (un mauvais whisky acheté auprès d’un docker peu scrupuleux quant à l’âge de ses clients) se vide des trois quarts, puis de la moitié. Les deux compères s’arrêtent sous un arbre millénaire, se vautrant à même la terre sans se rendre compte de l’obscurité autour d’eux, du silence qu’ils osent briser. Et voilà que la voix racleuse du jeune homme pose une question tout à fait appropriée et sensée, dans un contexte capiteux.

« - Si tu devais choisir entre avoir trois jambes, ou un œil en plus au milieu du front, tu choisirais quoi ? Ils s’essuie la bouche, taché du liquide ambré habitant le flacon qu’il tient nonchalamment entre ses doigts. Moi, j’prendrais les jambes, comme ça j’pourrais courir hyper vite. Genre, t’imagine ? J’pourrais aller de la plage à ici en même pas deux s’condes.

Des années plus tard, il ne se souviendra absolument pas de cette conversation alcoolisée qu’ils ont échangés alors qu’ils n’avaient qu’une quinzaine d’années. Il se rappellera seulement d’un moment joyeux passé avec sa meilleure amie, alors même qu’ils vivaient une adolescence bien difficile. Fille de camés, fils d’abuseurs – ils forment une paire tristement assortie.
Passant la bouteille à Elspeth, l’arrière de la tête de l’écossais vient se cogner à l’écorce derrière lui. Il fait chaud. Oh, sur l’île agitée par les vents, l’on ne connait pas la brûlure de la canicule, et bientôt, la nuit fera s’agiter un vent marin qui laisse des frissons sur la peau, mais l’été donne néanmoins une impression de moiteur langoureuse bien tenace. L’enivrement participe, également, à la fièvre qui étreint le corps du fils de pêcheur. Ses cheveux indomptables, toujours trop longs pour la bienséance, se collent le long de ses tempe.

- Putain, si je m’écoutais des fois, j’prendrais le rasoir de mon vieux et je me raserai la tête comme ça, l’problème sera réglé.

Fausse annonce, bien sûr, mais l’ébriété le pousse à la bêtise. Roulant les manches de son vieux tee-shirt à la couleur passée le long de son bras, il se complait dans la candeur de l’instant, où rien ne compte d’autre que boire jusqu’à plus soif, que rire sans jamais pleurer.

- Tu crois que j’devrais me faire tatouer ? Il regarde la peau blanche de son avant-bras, immaculée, qui garde encore les quelques traces d’hématomes laissés par un père colérique. J’suis sûr que le vieux Willy me l’ferait contre un peu de shit, et j’aurai l’air trop cool. »

Et ses parents le tueraient probablement – c’est peut-être ce qui l’excite le plus, ce qui le pousserait à sauter le pas malgré le risque d’hépatite élevée, vu les conditions d’hygiène dans lesquelles exerce parfois le tatoueur improvisé, ancien pêcheur à la barbe emmêlée. Enfin, c’est un dialogue d’ivrogne, de toute façon. Des paroles sans importance qu’elles soient criées ou chuchotées. Des mots qui n’ont de sens que parce qu’ils sont entendus par quelqu’un de tout aussi éméchés. A moins que, cachée entre les arbres, ne se trouve quelque créature mystérieuse qui observe les deux enfants se prendre pour des adultes…

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